Comment mettre en série les enquêtes

          Les enquêtes nationales constituent un corpus peu homogène. S’il est toutefois possible d’en tirer quelques séries, ce n’est qu’après avoir surmonté plusieurs difficultés. Plusieurs enquêtes nationales de victimation présentent des particularités – parfois des faiblesses – qui rendent délicate leur prise en compte dans une mise en série. Notamment, la formulation des questions mais aussi les modalités de réponses proposées, les précisions apportées par l’enquêteur ou le filtrage de la population concernée par une question peuvent varier d’une enquête à l’autre. En général, la sérialisation reste tout de même possible – au moins pour un certain nombre de victimations – mais via un pont méthodologique permettant de raccorder les enquêtes entre elles. Par ailleurs, les méthodes de pondération ont évolué au fil du temps, sans que ces pondérations soient directement compatibles entre elles.

            Toutefois, l’abandon par l’INSEE des enquêtes nationales de victimation au profit d’une reprise par le ministère de l’Intérieur, les conditions dans lesquelles s’est opéré ce transfert placent la continuité des observations face à un défi sans précédent.

 

1. L’enquête CESDIP pour 1984-1985 

            Pour cette enquête, le protocole était bâti de manière à mettre l’accent sur les attitudes et comportements des victimes plutôt que sur le seul dénombrement factuel des victimations. Par ailleurs, l’unité de compte était toujours l’individu (de plus de 14 ans), jamais le ménage – ce qui a peu d’importance puisqu’on interrogeait seulement un individu par ménage. Enfin, les catégories différaient de celles adoptées ultérieurement par l’INSEE. Par suite :

  • les cambriolages de la résidence principale ont dû être extraits d’une catégorie plus large de cambriolages quel qu’en soit le lieu ;
  • les vols de et dans les véhicules ont dû l’être d’une catégorie générale de vols ;
  • en sens inverse, on a distingué les agressions sexuelles ou celles par un proche des agressions ordinaires.

            Cette enquête est donc difficile à raccorder avec celles de l’INSEE ; pour autant, elle constitue la seule observation disponible sur un moment où la statistique policière, suggère d’importantes inflexions : la fin de la période de forte croissance des infractions patrimoniales et le début de celle de croissance des atteintes aux personnes. Sans elle, le sens – et même la consistance – de ces changements de tendance seraient difficiles à interpréter et on risquerait aussi d’analyser à contre-sens les observations tirées des enquêtes ultérieures.

 

2. De l’Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages (EPCV) pour 1994-1995 à celle pour 2002-2003

            Outre la faiblesse de l’échantillon de quelque 6 000 ménages interrogés lors des campagnes de 1994-1995 à 2002-2003, l’enquête pour 1994-1995 comporte une nette sous-représentation des moins de 20 ans et surtout des moins de 18 ans, ce qui a conduit par la suite à interroger jusqu’à trois personnes par ménage.

            La campagne de 1997-1998 pose aussi problème dans la mesur où l’IHESI[1] a fait ajouter à la passation ordinaire des questions supplémentaires visant à :

  • interroger en détail non seulement sur la plus récente victimation de chaque sorte, mais encore sur les précédentes jusqu’à 10 au total ;
  • préciser davantage les circonstances des victimations, leurs localisations temporelles et spatiales, les démarches de renvoi à la police ;
  • interroger sur les victimations subies par les membres du ménage de 0 à 14 ans.

            On observe, dans cette campagne, une chute pour toutes les victimations examinées à la seule exception du cambriolage. L’accroissement mal calibré de questions factuelles pointues a dû entraîner un effet de lassitude d’autant plus grave que les interrogations ajoutées parsemaient le protocole et dérangeaient donc la passation des questions habituelles.

            Même si cette campagne a le mérite de fournir des informations sur les victimations antérieures à la plus récente de chaque sorte, on est parfois tenté de la laisser de côté. Nous préférons toutefois la maintenir dans la série tout en tenant compte de ses ‘aberrations’.

 

3. Les deux dernières EPCV de l’INSEE

           Les enquêtes portant sur 2003-2004 et 2004-2005 ont également subi des perturbations. Le doublement du nombre de ménages enquêtés est positif, mais cet accroissement s’est opéré selon une procédure compliquée qui conduit à user de pondérations complexes pouvant poser problème non pour la mise en série mais pour des exploitations ultérieures reposant sur différentes analyses multivariées. Par suite de ces changements, seul le premier sous-échantillon de la campagne 2003-2004 est encore semi-rotatif[2] comme l’étaient tous ceux des enquêtes précédentes.

            Pour accroître le nombre d’individus, on est allé jusqu’à interroger cinq individus par ménage, au lieu de trois dans les enquêtes précédentes. On pourrait considérer que les enquêtés ajoutés proviennent de familles nombreuses pouvant présenter des particularités mal maîtrisées en matière de victimation, mais la composition du ménage entre dans les variables de pondération, ce qui atténue l’éventuel effet perturbateur. En tout état de cause, l’accroissement est faible : la couverture des membres des ménages enquêtés passe de 97 à 99%.

            Le questionnaire a aussi subi quelques modifications.

  • On exclut de la série les nouvelles victimations introduites dans ces dernières enquêtes.
  • On réunit dans une série les vols de et dans les voitures que les neuf premières EPCV ne distinguaient pas.
  • Le nouveau questionnaire distingue désormais le cambriolage qui a eu lieu au domicile ou dans la résidence secondaire[3], mais aussi l’entrée par ruse[4] et le vol au domicile sans effraction. Étant entendu que seuls les méfaits survenus au domicile doivent entrer dans la série, faut-il se borner à la définition étroite ou englober tous les cas ? Ces deux solutions produisent respectivement une prévalence en retrait ou en excès sur celle indiquée dans l’enquête précédente. Les enquêteurs de l’INSEE semblent habitués à accepter comme cambriolage uniquement les cas d’effraction ce qui incline à retenir la solution restrictive.
  • Quant aux agressions, la mention des violences seulement verbales a été introduite dans la formulation même de la question alors qu’auparavant seule une instruction aux enquêteurs mentionnait qu’il fallait les prendre en compte.

4. Le raccordement des EPCV aux enquêtes Cadre de vie et sécurité (CVS)      

          Le remplacement, en 2007, du dispositif EPCV par les enquêtes CVS correspond à un changement profond de l’instrument et du protocole d’enquête. Par rapport aux précédentes enquêtes, le champ des CVS est beaucoup plus large et différemment organisé. Il est toutefois possible de retrouver les catégories précédemment observées et l’exercice de mise en série peut être prolongé.

            Par ailleurs, toute modification, même minime, du protocole d’enquête peut perturber l’observation de l’évolution des victimations en introduisant des artefacts. Même des changements de filtrage ou de formulation peuvent avoir des effets gênants pour la continuité des séries. On peut ainsi cerner dans les CVS des zones d’ombre, notamment pour ce qui concerne les tentatives, et des éléments de progrès des connaissances.

            La principale modification concerne les agressions : toutes les autres enquêtes partent d’une question de type Avez-vous été agressé, avant de demander de quelle sorte de violence il s’agissait dans le cas le plus récent. La CVS interroge séparément sur les violences physiques, sur les injures, les menaces et les vols violents. Cette façon de faire a des effets inflationnistes notamment pour les agressions verbales. Si la série des agressions physiques ne pose pas de difficulté majeure, en revanche, celles concernant les agressions sans contact physique (injures, menaces, racket…) est désormais très peu fiable.

            On parvient aussi à sérialiser les vols personnels.

            Quant aux vols violents, ils n’apparaissent dans les enquêtes nationales qu’à partir de l’avant dernière EPCV ce qui ne permet pas de constituer une série bien longue. Il en va a fortiori de même des débits frauduleux qui n’ont été introduits dans la CVS qu’à partir de l‘enquête portant sur les années 2009-10.

            En ce qui concerne les victimations de ménage, la sérialisation est possible pour le cambriolage du domicile sous réserve de quelques accrocs, non rédhibitoires, lors du passage des EPCV aux CVS. On peut reconstituer une série des atteintes aux véhicules à condition d’additionner vols de voitures et vols dans et sur ces véhicules, là encore avec quelques difficultés, surmontables, lors du passage aux CVS.

            Parmi les nombreuses tentatives pour étendre le champ des victimations couvertes par la CVS, celle sur les débits frauduleux mérite de retenir l’attention : elle a permis d’initier à dater de 2009-10 une nouvelle série sur une délinquance à développement rapide.

            Outre la longue instabilité de leurs protocoles, la principale faiblesse des enquêtes nationales de victimation tient à la taille vraiment trop limitée des populations interrogées[5]. Cette faiblesse n’empêche pas la mise en série mais ouvre les intervalles de confiance au point de fragiliser les résultats au moins pour les victimations les plus rares. En revanche, une des forces de l’enquête de l’INSEE tient à ce qu’elle constitue seulement un instrument de mesure, lui épargnant les contradictions des outils qui cherchent à la fois à compter et à gérer.

 

5. La fin de la CVS. Préserver la continuité des observations

     L’INSEE a mis fin aux enquêtes CVS avec la campagne de 2021 – après une période intermédiaire de réduction de l’échantillon – et l’un des services statistiques ministériels rattachés au ministère de l’Intérieur, celui sur la Sécurité intérieure (SSM-SI) a annoncé qu’il en reprenait la charge, sous les espèces d’une nouvelle enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité, VRS, dont la première campagne, sous traitée à IPSOS, a été réalisée en 2022.

            Cette évolution est inverse de celle connue par le Crime Survey for England and Wales : sa charge a été enlevée au ministère de l’Intérieur (Home Office) et transférée à l’Office for National Statistics. Il semble qu’on ait voulu ainsi restaurer la crédibilité d’une enquête qui avait pâti dans l’opinion publique d’être pilotée sous l’égide de l’administration chargée d’évaluer l’activité policière. En France, ce changement majeur n’a pas été précédé de discussion publique ou politique ; malgré l’importance des questions de sécurité, tout semble avoir été traité sur un pied technique, sans réflexion approfondie sur l’importance dans le débat public des données apportées par les enquêtes nationales de victimation. Il est regrettable que ce bouleversement soit intervenu au moment de la principale échéance politique française, l’élection présidentielle, et après deux années de collectes de données fortement perturbées par la crise sanitaire en 2020 et 2021.

         Ainsi la mesure de l’insécurité est fragilisée méthodologiquement dans une période charnière qui rend très complexe la reconstitution de séries temporelles. Une autre enquête de l’INSEE – Statistiques sur les ressources et conditions de vie (SRCV) – contient, certes, quelques questions relatives à l’insécurité pour la période de 2018 à 2023 mais les mesures obtenues s’écartent largement en niveau et en structure de celles de l’enquête CVS. Les différences de protocole d’échantillonnage, d’administration de ces enquêtes et de leur collecte sont nombreuses et rendent délicat leur appariement. Ces difficultés sont accentuées par la singularité de l’enquête CVS 2021 réalisée exceptionnellement par téléphone.

            L’enjeu consiste à savoir si la délinquance à victime directe – qui affecte directement les citoyens – et le sentiment d’insécurité augmentent, s’ils baissent, si ce mouvement s’inscrit dans une tendance ou s’il marque une rupture. Pour éviter de perdre l’observation des tendances lourdes d’évolution des criminalités et de l’insécurité, l’essentiel consistera à préserver la continuité d’un certain nombre d’indicateurs de délinquance et d’insécurité. Si la volonté d’en inclure de nouveaux pour tenir compte des évolutions sociales et législatives est pertinente, il est fâcheux que cette évolution se produise en mettant à mal la continuité des indicateurs existants. L’une des difficultés viendra de l’inéluctable changement de mode de passation : du face-à-face[6] par les enquêteurs de l’INSEE à une passation multimode, essentiellement en ligne, par un sous-traitant. La littérature spécialisée[7] présente des résultats discordants sur l’impact des différences de mode d’administration dans les enquêtes de victimation. D’autres difficultés risquent de naître de la décision de s’écarter, sans doute pour des raisons d’économie, du modèle de questionnaire de la CVS (éventuellement allégé) au profit d’un instrument inspiré plutôt par les comptages administratifs que par la longue expérience d’enquêtes déclaratives en population générale. Il n’est pas certain, en outre, que le souci de préserver la continuité des observations ait constitué une priorité importante dans cette opération.

Faire apparaître les profils des victimes et des insécures

      Cette difficile conjoncture nous a conduits à enrichir les pages dédiées aux différentes victimations et au sentiment d’insécurité de descriptions des profils de victimes et d’insécures. On parvient ainsi à faire apparaître des caractéristiques très stables. S’il s’avérait difficile de préserver la continuité des observations de victimation, du moins n’y a-t-il aucune bonne raison que les profils des victimes soient altérés ; l’étude de leur continuité fournira un précieux indicateur de la pertinence du nouveau dispositif.

Pour caractériser ces différents profils, nous cherchons en quoi chacun d’eux se singularise par rapport aux caractéristiques de l’ensemble de l’échantillon. Pour accroître la stabilité de ces observations, nous travaillons sur l’empilement des différentes campagnes de l’enquête CVS. On dispose ainsi d’une grande base de données (environ 220 000 individus) pour étudier les situations et profils rares (notamment les victimations et multivictimations, mais aussi certains groupes sociaux spécifiques comme les étudiants ou les inactifs en âge de travailler). Cet empilement longitudinal des données est rendu possible par la stabilité de l’instrument, dont le questionnaire et le codage des modalités sont, pour l’essentiel, restés intacts entre 2007 et 2021.

Les enquêtes SPIP

      Toujours dans le souci de tenter de prévenir le risque de rupture de série, l’OSCJ a mis en place une enquête dont l’instrument conserve – au moins pour les questions sur le sentiment d’insécurité[8]– la logique du questionnaire CVS tout en adoptant un mode d’administration en ligne et non plus en face-à-face. En comparant ses résultats avec ceux de la dernière CVS et ceux de la première VRS, administrée en multimode[9], il sera possible de distinguer les effets du changement d’instrument et ceux du changement de mode d’administration. Dans cette perspective, l’OSCJ a d’abord réalisé une enquête sur l’insécurité et la victimation dans le cadre du panel ELIPSS (Étude longitudinale par Internet pour les sciences sociales) de Sciences Po. Cette enquête SPIP (Sociologie Politique de l’Insécurité en Période Présidentielle) a consisté en trois vagues – avant, pendant et après l’élection présidentielle de 2022 – administrées à un échantillon de référence de la population métropolitaine, celui de l’enquête internationale ISSP (International Social Survey Program) dont ELIPSS pilote le volet français[10]. Dans le cadre de la poursuite du dispositif ELIPSS, il est prévu de pérenniser SPIP, ce qui permettra de prolonger la comparaison avec VRS.

 

Références

Razafindranovona T., 2016, Exploitation de l’enquête expérimentale Vols, violence et sécurité, Document de travail. INSEE,.https://www.insee.fr/fr/statistiques/2022146

Castell, L., CLERC M., Croze D., Legleye S., Nougaret A.., 2023, Victimations déclarées et effets de mode: enseignements de lexpérimentation panel multimode de lenquête Cadre de Vie et Sécurité – Document de travail. INSEE. https://www.insee.fr/fr/statistiques/7709248.

 

Notes

[1] Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure au ministère de l’Intérieur (1991-2004)

[2] Ce qui signifie que la moitié des enquêtés l’avaient déjà été lors de la campagne précédente. Cette méthode améliore la signification statistique des évolutions.

[3] Il peut exister aussi des cambriolages dans d’autres situations, par exemple dans un local professionnel, mais l’enquête n’en tient pas compte.

[4] Les concepteurs de cette modification réduisent le cambriolage à la seule effraction (à quoi on peut assimiler l’escalade) ; l’entrée par ruse, fausses clefs ou prise de fausse qualité constitue pourtant également un cambriolage.

[5] Cette faiblesse est particulièrement avérée dans les dernières campagnes qui ont vu l’échantillon passer progressivement de quelque 15 000 à 8 600 individus.

[6] sauf, comme on l’a dit, la dernière campagne, menée en 2021, passée essentiellement par téléphone

[7] Voy. par exemple Razafindranovona, 2016, Castell & al, 2023.

[8] La taille de l’échantillon permet difficilement d’entrer dans le détail des questions de victimation.

[9] Et en fait surtout par Internet

[10] Une première présentation du programme SPIP est consultable en ligne : https://www.jean-jaures.org/publication/le-sentiment-dinsecurite-en-france-a-la-veille-de-lelection-presidentielle-de-2022/